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28 mars 2016

Nous vivons dans une drôle d’époque. Choisir Drôle plutôt que Triste est un choix pleinement assumé. Triste est passéiste, il fait résonner les sempiternels c’était mieux avant dans un concert aux sonorités poussiéreuses que nous avons que trop entendu. Drôle diffère, il se déplace dans nos intérieurs lorsque nous sommes l’observateur d’une scène de vie qui déborde de nos espaces physique. Il prête naturellement à sourire lorsque nos très chers espaces charnels se prolongent sur interfaces.

Chacun sur son écran et dieu pour tous

Nous avons tous assisté à des scènes de vie dont Drôle raffole. D’abord, ce couple qui dîne au restaurant sans se regarder, sans se parler, sans se toucher actualisant à sa manière un adage bien connu : chacun sur son écran et dieu pour tous. Ces situations, ensuite, dans lesquels une rame de métro ou une salle d’attente concentre des têtes basses et des doigts agiles qui pointent leur attention vers des espaces engorgés de vidéos, d’images et de texte. Ces espaces, je les connais bien, c’est mon métier d’accompagner et de former à l’usage professionnel des réseaux sociaux. Dans les formations que j’anime, je me concentre principalement sur la résonance des réseaux sociaux en tant que canaux de communication et sur les objectifs que l’on poursuit lorsque l’on s’engage sur la voie du Web 2.0. Quand j’accompagne une entreprise ou que je forme au métier de Community Manager, j’évoque très peu l’influence des réseaux sociaux sur nos vies d’individus. Dans cet article, une fois n’est pas coutume, il ne sera pas question de Newsjacking, de Facebook Ads ou de stratégie digitale mais bien de nos usages et des questions qu’ils soulèvent.

L’intimité en questions 

Nous passons en moyenne 6h45 par mois sur Facebook, dans ce laps de temps nous consultons plus que nous publions, autrement dit nous sommes majoritairement passifs. Si nous consultons de la publicité nous sommes également exposés à la vue de contenus (images, publications texte, vidéos) qui émanent de nos amis, en France, nous en comptons en moyenne 177. Naturellement, tous n’appartiennent pas à notre cercle intime ce qui soulève de nombreuses questions liées aux publications que nous consultons. Lorsque nous consultons nous scrollons, on utilise cet anglicisme pour qualifier l’action de dérouler une page web comme peut l’être notre flux d’actualité Facebook, le carrefour dans lequel nous consultons 80% des publications du réseau social. Ce carrefour peut parfois paraître congestionné tant les publications abondent, tant nous sommes englués dans ses circulations. Sur smartphone, c’est par l’intermédiaire d’un mouvement de pouce répété que nous déroulons nos flux d’actualité. Parfois nous scrollons sans objectifs, c’est finalement en se roulant les pouces que nous tombons sur des contenus qui relèvent de l’intimité. Qu’ils évoquent le deuil ou qu’ils montrent un bébé, ces contenus invitent à s’interroger :

  • Pourquoi la perte d’un proche est-elle évoquée sur Facebook ?
  • Comment expliquer que certains parents y publient des photos de leur bébé ?
  • Quel rôle peut avoir un parent qui est ami avec son enfant sur Facebook ?
  • La pratique des réseaux sociaux induit-elle un rapport particulier à l’intimité ?

Outre le rapport à l’intimité, d’autres phénomènes me questionnent, ils concernent la manifestation individuelle de l’émotion lorsqu’un drame nous touche. Lors des attentats de novembre, comme beaucoup d’internautes, j’ai réagi, j’ai lu des réactions et j’ai ainsi participé à cette émotion collective et virtuelle. Après coup, je souhaite en savoir plus sur ces phénomènes. Dans une logique semblable, le caractère déclaratif des informations que l’on renseigne sur Facebook interpelle. Il y a une trentaine d’année, l’avatar et le pseudonyme constituaient déjà des variables de l’identité virtuelle. En France, c’est le Minitel qui a introduit le pseudonyme dans un contexte de rencontres amoureuses, l’avatar s’est quant à lui démocratisé lors de l’apparition de MSN Messenger. Ces 2 items ne sont plus les seuls à définir l’identité virtuelle. Sur Facebook nous pouvons en dire beaucoup : métier, statut matrimonial, religion, études, ville d’origine etc. Dans le champ évènements marquants de nos pages profils, il est même possible de déclarer une perte de poids, un piercing ou un tatouage. Naturellement ces informations servent à définir nos préférences publicitaires, elles peuvent aussi, par leur caractère déclaratif, amener l’internaute à façonner son identité.

Pour comprendre ces rouages et croiser les regards que nous portons sur les réseaux sociaux, j’ai profité de l’occasion d’un dîner. A la table, des utilisateurs de Facebook et des non initiés, un psychanalyste (que j’appellerai Robert), une psychiatre (Aurore), une étudiante en journalisme (Julie) et un musicien (Alphonse). Pourquoi cette démarche ? Tout simplement pour entendre la parole de personnes différentes de mon milieu professionnel et, de fait, de disposer d’une vision plus large. A travers ces échanges, je souhaite également m’outiller afin de réaliser des actions de prévention. L’objectif n’est pas de rentrer dans une logique manichéenne. Car oui, à titre individuel, je considère les réseaux sociaux comme un véritable progrès (encore heureux me direz-vous pour quelqu’un qui en fait son métier). Pour moi, c’est une manière de réduire les distances, de partager des informations, de se rassembler, de s’informer, de faire se rencontrer employeurs et demandeurs d’emploi, de se distraire, de s’entraider, de rester en contact avec des camarades de promotion etc. Lors de cet échange, d’autres regards se sont portés sur l’utilisation des réseaux sociaux.

Facebook analyse

 

Bon appétit bien sûr 

Nous commençons l’échange par l’utilisation de l’écrit et sa valeur de communication. Sur Facebook, nous voyons souvent des publications par l’intermédiaire desquelles les internautes s’insurgent contre tel ou tel situation. Quelle valeur accorder à ces publications ?

Aurore (psychiatre) : « Dans les réseaux sociaux, comme dans les SMS il y a des choses qui se disent et qui ne peuvent se dire qu’à l’écrit. Je vois beaucoup de gens qui viennent me voir et qui me disent : Oui je lui ai écrit ça, je leur demande : quand vous l’avez vu cette personne vous lui en avez parlé ? Ah non, je leurs réponds : comment attribuer une valeur de communication à cet écrit ? C’est quelque chose qui n’a ni voix, ni corps, il n’y a rien. A cet égard, quand j’émets une revendication écrite sur Facebook, une critique sur tel ou tel fonctionnement de la société, je crois qu’il est difficile d’y attribuer une réelle valeur de communication. »

La discussion se poursuit autour du rapport privé-public induit par les réseaux sociaux :

Aurore (psychiatre) : « Il y a beaucoup de gens qui ne se rendent pas compte que quelque chose qu’ils croient privé devient public, c’est un changement fondamental dans la façon d’être en relation avec autrui. Il n’y a pas forcément à dire si c’est bien ou si c’est mal il y a un constat à faire. A-t-on bien conscience de ce qu’on est en train de faire ? A-t-on bien conscience de ce qu’on montre et à qui on le montre ? Je n’en suis pas certaine. »

Si ce point de vue soulève la question de la confidentialité, d’autres usages émergent. Certains prennent réellement la mesure de ce rapport et des bénéfices qu’ils peuvent en tirer :

Julie (étudiante en journalisme) : « L’activité qu’on a sur Facebook est liée au contexte de travail d’aujourd’hui. Il faut faire savoir ce que l’on fait. Mon profil Facebook, c’est mon CV, j’y publie rarement des photos de vacances, c’est vraiment une vitrine professionnelle. »

Aurore (psychiatre) : « Quand tu dis ça, tu as bien conscience que ce n’est pas la même chose que d’évoquer le décès d’un proche ou de poster des photos de son bébé. Tu te sers de Facebook pour rentrer en relation avec des professionnels, à ces fins c’est un outil intéressant. »  

On ne vit plus une émotion pour soi, mais pour le regard qui est braqué sur soi

Après cette entrée en matière, nous évoquons les réactions des internautes après des chocs émotionnels provoqués par les attentats :

Alphonse (musicien) : « Lorsque nous traversons une épreuve émotionnelle comme une période d’attentats, les gens ont besoin de valider l’émotion qu’ils ressentent, elle doit être approuvée par le plus grand nombre. On abandonne jamais le fait qu’il y ait un regard sur soi au moment où on vit une émotion. On ne vit plus l’émotion pour soi, mais pour le regard qui est braqué sur soi. 1 minute après les derniers attentats de Bruxelles, les gens se sont répandus sur les réseaux sociaux, je ne comprends pas. Pour moi, on ressent une émotion puis on met un certain temps avant de l’exprimer. Plus globalement, je crois qu’on a besoin d’un autre virtuel pour valider son existence, ça me fait penser à ces publications de gens qui montrent qu’ils ont couru plusieurs kilomètres. C’est comme si on nous donnait un laissez-passer : on a liké ou commenté votre publication, vous avez le droit de continuer à vivre. »

Dans Facebook il y a Book et Face, Face c’est le face à face, c’est le narcissisme, c’est quelque chose qui nous guide beaucoup dans la vie

Robert (psychanalyste) : « Ces communications me font réellement penser à une demande d’amour, c’est la preuve d’une carence grave. Le grand absent de ce système, c’est le corps. Pas le corps en tant que muscle, veine, ou pulsion cardiaque. C’est le corps en tant que présence pulsatile, vivante et affective. Je reste interdit à ces communications, je n’ai pas osé franchir cette zone. Il y a quelque chose qui annonce la mort du sujet avant la mort. Etre sujet ce n’est pas être assujetti, ce n’est pas être aliéné, c’est le sujet qui s’échappe, il n’y a plus besoin de mettre des barreaux à la cage. Cela me rappelle ce que disait LacanVous voulez un maître, vous voulez quelqu’un qui décide pour vous : vous l’aurez. Dans Facebook, il y a Book et Face, Face, c’est le face à face, c’est son image, le narcissisme c’est quelque chose qui nous guide beaucoup dans la vie, de quoi-j’ai l’air ?  Mais attention, de quoi j’ai l’air ce n’est pas qui je suis. »

Facebook est un monde dans lequel la mort est absente

Comment expliquer que certains parents publient des photos de leur(s) bébé(s) sur Facebook ?

Robert (psychanalyste) : « Je ne peux pas être plus catégorique : lorsqu’on montre des bébés sur Facebook, j’entends de manière publique, sans s’en rendre compte, on les viole. »

Comment interpréter le fait que certaines personnes évoquent le décès d’un proche sur Facebook ? 

Robert (psychanalyste) : « Par définition, le virtuel est une zone dans laquelle la mort est absente. Facebook ne déroge pas à cette règle, dès lors on ne peut pas s’étonner qu’il ne soit pas l’endroit du deuil. Lorsque quelqu’un y poste une publication d’un de ses proches décédés, c’est une façon de faire comme si de rien n’était. On ne fait pas son deuil en faisant cela, c’est le contraire. Tu m’offres l’occasion d’une affirmation claire. »

Alphonse (musicien) : « Par rapport à ça, un ami à moi, qui a perdu un proche, a rédigé un texte très touchant qu’il a publié sur Facebook. Ce n’est pas que ça sonne faux, cet ami est d’une grande sincérité. Je trouve simplement qu’il est déjà perdu et qu’il va encore plus se perdre dans cette foule incarnée par Facebook. Son texte, il aurait pu le lire dans un comité privé. Une nouvelle fois cette situation m’interroge sur le rapport entre le public et le privé. »

A-t-on vraiment envie de voir le privé rester privé ?

Privé-public, public-privé, c’est LE rapport sous-jacent à l’utilisation des réseaux sociaux. On y joint fréquemment les thèmes de l’utilisation des données personnelles et du droit à l’oubli.

Alphonse (musicien) : « Quand je vois certaines publications, je me pose vraiment la question :  a-t-on vraiment envie de voir le privé rester privé ? J’ai l’impression que nous sommes parfois schizophrènes, on réclame le droit à la vie privée tout en y renonçant, c’est étrange. »

Aurore (psychiatre) : « Le privé c’est la capacité de l’enfant à mentir. A partir du moment où l’enfant remarque qu’il peut mentir à ses parents il a une existence privée. Pour moi, c’est la définition de la liberté. C’est tout simplement l’idée de priver quelqu’un de l’accès à son intimité. On peut dire non je n’ai pas pris de confiture alors qu’on a les doigts dans la confiture. En répondant ainsi on dit c’est moi et moi seul qui ai fait ça et je ne veux pas que tu le saches.  En mettant ce raisonnement en perspective avec les contenus intimes que publient certaines personnes sur les réseaux sociaux, c’est comme si ils renonçaient à leur liberté, c’est l’idée de tout mettre sur la table. Ce raisonnement va de paire avec la fausse intimité, celle que l’on dévoile en sachant pertinemment qu’elle ne correspond pas à la réalité, nous rentrons alors dans une logique de faux-self. « 

Facebook, qui était initialement un annuaire universitaire s’est transformé en annuaire mondial dans lequel 30 millions de français sont référencés. Conséquence de cette position hégémonique, les quadras, quinquas et sextas rejoignent progressivement le réseau social. Il arrive donc qu’ils soient amis avec leurs enfants et qu’ils accèdent parfois à des contenus intimes. Quelle analyse peut-on faire de cette situation ?

Robert (psychanalyste): « Une des raisons pour lesquelles Facebook ne m’intéresse pas, c’est que je ne veux surtout pas y rencontrer mes enfants. »

Alphonse (musicien): « Ma mère est sur Facebook, c’est ma plus grande terreur de la rencontrer sur cette plateforme. »

Aurore (psychiatre): « Certains parents sont sur Facebook uniquement pour surveiller leurs enfants, en agissant de la sorte ils violent leur intimité, dans cette logique c’est de l’inceste. » 

Dans mon entourage, certaines familles communiquent par l’intermédiaire de Messenger, la messagerie de Facebook. Cet usage répond à une certaine praticité, notamment lorsque les membres de la famille sont éloignés. De mon point de vue, c’est très utile. Je rappelle également que l’on peut accéder à l’application Messenger sans nécessairement disposer d’un profil Facebook, une façon peut-être de répondre à certaines questions. 

Sensibilisation Collective et Maxi Confidentialité

Ouvrir l’analyse à des personnes extérieurs à mon milieu a eu le mérite d’apporter quelques éléments de réponse quant aux publications que nous pouvons consulter sur Facebook. Cet échange m’a permis de disposer de clefs de compréhension qui serviront aussi à construire des actions de prévention. Comprendre le rapport privé/public des publications, surtout pour les jeunes utilisateurs, n’est pas innée. Il renforce l’idée que je me fais de développer des actions de prévention adaptées pour préserver l’intimité de chacun.

Plus largement, elles permettent aussi de se projeter et d’envisager des systèmes de communication dégagés du regard public. Le succès d’une application comme SnapChat s’explique aussi par sa philosophie confidentielle : une liste de contacts plus facilement choisie, peu d’informations personnelles renseignées et une intimité plus directement partagée avec les intimes. Bien qu’il soit plébiscité par les adolescents (on peut d’ailleurs penser qu’ils vont sur SnapChat pour ne pas rencontrer leurs parents sur Facebook), ce modèle peut progressivement émerger en parallèle de réseaux sociaux grand public comme Facebook.